José Pedro de Araujo Mattos, complément d’enquête

Fazenda

Une fazenda

Les 111 esclaves inscrits sur son inventaire après décès heurtent tellement nos mentalités contemporaines qu’ils occultent tout le reste de la vie de José Pedro de Araujo Mattos ; qui était-il vraiment ? Si l’inventaire en question dessine sans surprise un fazendeiro aisé, il ne dit rien du caractère du père d’Ursula Binoche, de son tempérament et de ses engagements.

La consultation de la Biblioteca nacional digital Brasil passée au tamis a permis d’exhumer quelques articles de journaux qui précisent, un peu, les contours de la vie du beau-père d’Adolphe Binoche, au-delà du jugement lapidaire et trop simpliste sur « le fazendeiro aux 111 esclaves ». Pour avoir marié ses deux nièces et ses deux filles à des Français, ce francophile était-il aussi imprégné des principes humanistes des Lumières, comme nombre de ses concitoyens, à commencer par le premier d’entre eux, l’empereur du Brésil Pedro II ? Même si les articles de la presse de l’époque, souvent plus militante qu’informative, doivent être analysés avec précaution, ils lèvent un coin du voile sur un personnage aux amitiés libérales, honnête homme, patriote – comme on peut l’être au Brésil à l’époque de la guerre dévastatrice contre le Paraguay.

Un fazendeiro au fait des techniques nouvelles

Le fameux inventaire listait, comme il se doit, l’ensemble des biens détenus par José Pedro de Araujo Mattos. Les différentes éditions de l’Almanak Administrativo Mercantil e Industrial do Rio de Janeiro soulignent, entre autres indications, les installations particulières dont sont équipées les fazendas.  Pour celle qui nous intéresse, l’Almanak, dans sa 16e édition datée de 1859, précise ainsi qu’elle est dotée d’une chapelle privée (oratorio de missa particulares), ce que l’on savait déjà et qui révèle un homme aux convictions religieuses arrêtées. L’Almanak indique aussi  la présence d’une machine à vapeur pour le traitement de la canne à sucre, d’une autre, à traction animale, pour la fabrication d’eau-de-vie, d’une exploitation de café, avec une machine à moudre (engenho de socar, moulin ?) et un terreiro empedrado. Le terreiro était le terrain plat, la terrasse, qui s’étalait devant la maison du fazendeiro, et sur laquelle on faisait sécher les drupes qui sont, comme chacun sait, les fruits du caféier. Le terreiro de « notre » fazenda était empierré, ou gravillonné. Peu nombreux sont les fazendeiros qui disposent de l’une ou l’autre de ces installations, d’où leur mention dans l’Almanak ; plus rares encore ceux qui disposent de tous ces équipements. José Pedro de Araujo était donc un fermier avisé, attentif aux innovations techniques.

1859 Almanak Administrativo, Mercantil e Industrial do Rio de Janeiro

Extrait de l’édition 1859 de l’Almanak administrativo Mercantil e Industrial do Rio de Janeiro

L’engagement public d’un honnête homme

On savait aussi qu’il s’était présenté à plusieurs reprises aux élections municipales. Une précision en préambule. La fazenda Santa Cruz, où réside José Pedro de Araujo, se situe sur la freguezia de Pilar do Iguaçu. Une freguezia, qu’on peut traduire par la paroisse, est la plus petite division administrative de l’Empire du Brésil – l’Église catholique est la religion officielle de l’État. Le mot vient d’une contraction du latin Filii Ecclesiae : les freguezias constituaient ainsi le territoire à l’intérieur desquels vivaient les « fils de l’Église ». Il semble que la première candidature de José Pedro de Araujo remonte à 1842 (on ne trouve trace d’aucune candidature dans la décennie précédente) à ce premier échelon de la vie civique brésilienne. Âgé alors de 43 ans, il est élu avec 120 voix sur 225 votants (comme beaucoup de démocraties à l’époque, le vote était censitaire). En 1852, il est élu à l’échelon supérieur, conseiller municipal de la ville d’Estrella, à laquelle est rattachée la freguezia de Pilar. Les élections municipales sont aussi l’occasion de désigner le juiz de paz, juge de paix local ; José Pedro de Araujo occupera la fonction à plusieurs reprises.

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Martinho Alvares da Silva Campos

En  février 1861, le Senhor Doctor Martinho Alvares da Silva Campos, qui sera nommé deux décennies plus tard, en  janvier 1882, président du Conseil des Ministres et ministre de l’Agriculture, est alors élu député de la circonscription dont José Pedro de Araujo est membre du collège électoral. Un article du Diario do Rio de Janeiro du 5 février 1861, par ailleurs sarcastique sur les conditions de cette élection (la fraude électorale était le sport national, avant que n’apparaisse le futebol), fait un portrait rapide  de « Senhor José Pedro de Araujo Mattos, la fine fleur des fazendeiros du Pilar, ami du parti libéral ; ce gentleman est digne du plus grand respect qu’on doit à un homme possédant de telles qualités, et doté d’un caractère si amène et si honnête qu’il séduit tous ceux qui le connaissent ».

On se penchera dans un instant sur cet apparentement au parti libéral. Revenons d’abord un peu en arrière pour compléter le portrait de cet honnête homme. En 1855, une des nombreuses épidémies qui frappent alors régulièrement le Brésil, a durement touché la paroisse du Pilar. Un correspondant écrit en substance dans l’édition du 16 novembre du Correio Mercantil « La presse a dressé les éloges, bien mérités, des personnes qui ont porté secours aux pauvres de la paroisse du Pilar. Tous n’ont pas été cités (…) On ne doit pas oublier de mentionner les mérites du Sr de Araujo Mattos, qui fut le premier à encourager les villageois à unir leurs forces pour construire un hôpital, dont il a été le principal contributeur, et à fournir médecin et médicaments ». Un honnête homme, un homme de bien.

Un « ami du parti libéral »

Donc, le père d’Ursula était un « ami du parti libéral ». Deux formations animent la vie politique de l’Empire, le Parti conservateur et le Parti libéral. Les deux sont favorables à la monarchie, le premier défendant un pouvoir central fort alors que le second plaide pour une certaine autonomie des provinces. Les deux partis recrutent dans les mêmes classes sociales, en particulier chez les grands propriétaires terriens. Parmi ces derniers, ceux qui exploitent des cultures exportatrices optent plus volontiers pour le Parti conservateur. Mais le leader des Libéraux en 1850 est aussi le plus grand planteur de café du Brésil, propriétaire d’une trentaine de fazendas et de 6 000 esclaves. À vrai dire, les différences entre les deux partis de gouvernement sont assez minces et quand les Libéraux sont au pouvoir entre 1854 et 1858, ils se coulent parfaitement dans les pratiques instaurées par le Parti conservateur.

Les Conservateurs désignaient les Libéraux sous l’appellation de Luzias (lumières) en référence ironique à la ville de Santa Luzia où les troupes gouvernementales avaient mis fin à la révolte de ces mêmes Libéraux. Les Conservateurs étaient pour leur part connus sous le nom de Saquaremas, du nom de la ville où ils avaient l’habitude de se rassembler. Après l’intermède libéral, un homme politique du Pernambouc aura cette phrase : « Nada se assemelha mais a um “saquarema” do que um “luzia” no poder », rien ne ressemble plus à un “saquarema” qu’un “luzia” au pouvoir. Version brésilienne anticipée de notre “bonnet blanc et blanc bonnet”. Dans le courant des années 1860 cependant, les Luzias évoluent jusqu’à militer pour l’abolition de l’esclavage, une idée farouchement repoussée par les Saquaremas pour lesquels l’abolition ruinerait les grandes exploitations agricoles tout en laissant des dizaines de milliers d’hommes « libres mais sans ressources ».

Tout ceci ne nous aide pas à préciser les convictions de José Pedro de Araujo. En 1860, il a dépassé la soixantaine et n’est pas présent en permanence dans sa fazenda. Pas seulement du fait de ses mandats électoraux, mais parce qu’il entreprend le 25 mai 1862, avec son gendre Adolphe Binoche, un voyage en France dont il reviendra seulement le 15 janvier 1863. Il refera une nouvelle fois la traversée de l’Atlantique en 1865 pour y embrasser sa fille Ursula, définitivement installée avec Adolphe et sa famille à Paris. Et s’il est possible qu’il envisage à l’époque la fin de l’esclavage, il n’en affranchit pas pour autant les esclaves qui travaillent dans son exploitation agricole. À l’exception notable de deux d’entre eux.   

Patriote…

C’est un article du Correio Mercantil du 4 mars 1865 qui nous l’apprend. Plus exactement un prière d’insérer (Publicaçoes a pedido), pratique courante à l’époque, signé O apreciador do merito, quelque chose comme celui qui applaudit le comportement digne.  Que veut-il porter à la connaissance des lecteurs, cet apreciador anonyme ? « Le capitão José Pedro de Araujo Mattos, fazendeiro de la paroisse de Pilar da Estrella, vient de rendre un service important au pays en affranchissant l’un de ses esclaves, homme fort et robuste, et bon cavalier, afin de servir dans l’armée qui défend au Paraguay le patrimoine national contre les hordes barbares qui nous menacent, ainsi qu’un autre volontaire qui occupait chez lui la fonction de maître charpentier. Ce libéral sans tâche et riche fermier de la province de Rio de Janeiro donne ainsi une preuve généreuse de son patriotisme à toute épreuve. Plaise à Dieu que d’autres suivent son exemple.»

Le Rio Parana et ses affluents

Le Rio Paraná et le Rio Paraguay sont la voie d’accès du Paraguay à l’Atlantique, et celle qui permet d’accéder au Mato Grosso plus rapidement que par la voie terrestre

De 1864 à 1870, la guerre va opposer le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay réunis dans la Triple Alliance contre le Paraguay. C’est le conflit le plus meurtrier du continent américain après la Guerre de Sécession. Le Paraguay, vaincu, perd les deux tiers de sa population ; sur les 300 000 survivants, on compte un homme pour vingt-huit femmes. Si la guerre de la Triple Alliance est particulièrement méconnue en Europe, des blessures profondes subsistent aujourd’hui encore sur le continent, au point qu’en 2011 au Brésil, un projet pour ramener à 50 ans la confidentialité des archives d’État s’est vu opposer le veto de la présidente de l’époque, Dilma Roussef, au nom du sigilo eterno, « secret défense éternel », sur des documents qui pourraient « rouvrir les blessures avec les voisins du Brésil ».

1864 Guerre Paraguay Carte-de-la-région-les-territoires-perdus-par-le-Paraguay-en-marron-au-profit-du-Brésil-en-jaune-foncé-de-l´Argentine.« Pour expliquer ce conflit, il faut remonter à l’éclatement du vice-royaume du Rio de la Plata, en 1810. Depuis cette époque, les soubresauts politiques au-delà des frontières sud du Brésil et la liberté de navigation sur le grand fleuve alimentent les préoccupations des diplomates de Rio de Janeiro. La Plata est un boulevard fluvial avec des bretelles de sortie vers les cours du Paraná et du Paraguay qui permettent des liaisons plus rapides et sûres vers le lointain Mato Grosso que par voie terrestre(¹) ». En 1864, le Paraguay, petit pays enclavé, est dirigé d’une main de fer par le dictateur Solano Lopez, un dirigeant admirateur de Bismarck qui a mis en place une solide armée. Afin de garantir son accès à la mer en étendant son territoire, le Paraguay attaque simultanément ses trois voisins.

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Le conflit devient au Brésil une grande cause patriotique, la lutte pour la civilisation contre la barbarie. L’État fait appel à des engagés, les « volontaires de la patrie » et affranchit ses propres esclaves s’ils se portent volontaires pour rejoindre l’armée, encourageant les propriétaires privés à suivre son exemple. José Pedro de Araujo Mattos est donc l’un des premiers à le faire, dès le mois de février 1865. On peut discuter d’un patriotisme qui consiste à envoyer d’autres que soi au front, mais rien ne l’obligeait à se séparer ainsi de deux de ses plus robustes gaillards. L’histoire ne dit pas si les deux affranchis de la fazenda Santa Cruz ont pu jouir de leur liberté retrouvée ou s’ils étaient parmi les 50 000 Brésiliens morts pendant le conflit, plus souvent victimes d’épidémies et de conditions sanitaires exécrables que des combats contre l’ennemi.

La proportion d’anciens esclaves dans les troupes brésiliennes n’a pas dépassé 10 %, mais leur participation à la guerre va frapper les esprits, qui vont commencer à basculer dans le camp des abolitionnistes.

*

José Pedro de Araujo Mattos ne verra pas l’abolition de l’esclavage en 1888, ni même la fin du conflit avec le Paraguay, en mai 1870. Il meurt à Rio de Janeiro le 30 octobre 1867 de febre perniciosa. Il mérite d’être jugé selon les critères de son époque, sans le prisme d’une vision contemporaine, sans doute quelque peu perniciosa elle aussi.


(¹) Faure, Michel. « 20. La guerre du Paraguay. 1864-1870 », Une Histoire du Brésil. Naissance d’une nation. Éditions Perrin, 2016.

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