Le confortable héritage du « Marquis de Carabas »

Jean Baptiste Binoche, le chirurgien, avait laissé à sa mort en 1825 un héritage de 665 francs-or. La somme peut paraître modeste, elle couvre tout de même sa maison de Champs et quatre hectares de parcelles de terres labourables et de vignes alentour. Son fils aîné, qui porte le même prénom, est âgé de 14 ans quand il monte à Paris vers 1803, embauché comme commis dans le magasin de tissu de la rue de Buci, tenu par celui dont il épousera la fille Louise Foy. En 1817, l’ancien commis ouvre son propre « magasin de nouveautés » à l’enseigne de « L’ermite du Mont-Blanc » et il en laisse la direction à son frère Pierre au décès de leur père en 1825, événement qui le décide à revenir s’installer à Champs, âgé de 36 ans et déjà à la tête d’une petite fortune.

Il a partagé l’héritage de son père avec sa sœur et ses trois frères, après avoir hérité d’un tiers ou un quart de la fortune de son beau-père décédé en 1815. Mais ce ne sont pas ces héritages qui lui vaudront son surnom de « marquis de Carabas » donné par les villageois de Champs. Car Jean Baptiste « a du bien », suffisamment pour acheter tout à tour la vaste propriété dans le centre du bourg, faire bâtir le moment venu la mairie et l’école, et investir largement dans l’immobilier, en rachetant une partie de l’ancien Hôtel-Dieu de la rue Chantepinot à Auxerre, actuelle rue Germain-Bénard.

La Table de successions et absences, accessible aux Archives départementales de l’Yonne numérisées, permet de connaitre le montant total de la fortune de Jean Baptiste Binoche au moment de son décès, le 7 octobre 1861 à Champs. Où l’on voit que le surnom de Marquis de Carabas n’est pas sorti de nulle part…

Le personnage du marquis de Carabas par contre, sort tout droit de l’imagination de Charles Perrault (1628-1703) dans l’un des contes de Ma Mère L’Oye. Il y met en scène le Chat Botté dont l’astuce sinon la rouerie permet à son maître, troisième enfant d’un meunier qui n’a reçu en héritage que ce chat débrouillard, de s’attribuer la fortune d’un ogre. Perrault en tire cette morale : « Quelque grand que soit l’avantage de jouir d’un riche héritage venant à nous de père en fils, Aux jeunes gens pour l’ordinaire, l’industrie et le savoir-faire valent mieux que des biens acquis » (par l’héritage).

Pour les habitants de Champs, qui ont vu partir le jeune Binoche comme commis et le voient revenir avec une bourse qui leur semble garnie à profusion, la comparaison avec le marquis de Carabas a dû venir assez naturellement : son habileté dans le commerce du tissu luis a rapporté bien au-delà du seul héritage. Décédé le 7 octobre 1861, la déclaration de succession est datée du 28 mars de l’année suivante – les choses n’ont pas trainé, d’autant que dans la colonne Observations, on lit qu’un partage anticipé a été enregistré dès le 30 octobre 1861 : le marchand de nouveautés avait en homme avisé préparé sa succession avec soin, évitant ainsi les tensions des héritiers, souvent proportionnelles au montant de l’héritage…

Car nous savons aujourd’hui avec précision, par la lecture de la Table de Successions et absences, que le montant total de l’héritage de Jean Baptiste Binoche représentait 106 482 francs-or, et 1 881 francs de revenus immobiliers, avec des biens situés à Champs, Auxerre et Saint-Brix (comme on l’écrivait alors), cette dernière commune abritant pour l’essentiel les parcelles de vigne que possédait Jean Baptiste le marchand, héritées au moins en partie de son père Jean Baptiste le chirurgien. Le tout allant à « Louise Foy sa femme & enfants »

Un rapide regard sur les autres héritages conséquents relevés dans cette même table permet déjà de constater que l’héritage Binoche était l’un des plus – sinon le plus – conséquent enregistré dans l’arrondissement d’Auxerre cette année-là.

Un certain Antoine Bénard, ancien garde général des Eaux et Forêts (dont les émoluments n’ont rient de commun avec ceux d’un simple garde champêtre !), laisse à sa mort au même moment 19 390 francs en héritage, et Marie Etiennette Baudelot, fille d’une lignée de riches commerçants, décède en laissant à sa nièce marié à un vicomte, heureuse unique héritière, la somme de 55 731 francs. Jean Baptiste Binoche laisse presque le double à ses cinq enfants.

Autre élément de comparaison, Victor Hugo, en exil à Guernesey mais au faîte de sa gloire quand il publie Les Misérables en 1862, a obtenu de son éditeur la somme de 300 000 fr. Une somme exceptionnelle, pour un homme exceptionnel.

Pour le niveau de vie des hommes ordinaires, on se réfèrera à un relevé des prix et salaires en 1857 dans le canton de Sancoins (Cher), cité par Valérie Stauner dans son blog. On y recense la douzaine d’œufs à 0,50 fr, la demi-livre de bœuf à 0,70 fr et le « litre » de pommes de terre de qualité ordinaire à 0,03 fr. Et un ouvrier agricole gagnait (non nourri) 2,69 f par jour en morte saison et l’été 4,04 f. Pour un ouvrier dans l’industrie, le salaire moyen était de 3,33 fr.

D’où l’on peut conclure que Jean Baptiste Binoche émargeait à cette bourgeoisie aisée enrichie dans le négoce après la Révolution, tout en vivant, pour ce que l’on sait, sans apparat ni affectation. Avant ses fils qui suivront sa voie, il faisait des dons réguliers aux œuvres de bienfaisance de Champs, ce qui vaudra à la famille de voir la place Saint-Jean rebaptisée place Binoche en l’honneur de ses bienfaiteurs.

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