Les Binoche à Southampton : bienvenue chez l’Amiral

Le 19 septembre 1870, les troupes du général von Moltke encerclent Paris. Une trentaine de membres de la famille Binoche et leur personnel de service ont précipitamment quitté la capitale pour se mettre à l’abri du conflit à Southampton. On a raconté l’histoire dans la période anglaise et la façon dont ils correspondaient grâce au service méconnu de pigeons voyageurs.

Peter Taylor, un Anglais, membre actif de la Bitterne Local History Society prépare pour la revue de l’association un article sur l’histoire de James Wigston, propriétaire de la maison qu’avaient investie les familles de Jules Binoche et Jules Boulte le temps de leur retraite anglaise.

Il nous a communiqué par mail des éléments recueillis sur l’arrivée des Binoche à Southampton et sur ce James Wigston. Si le rapport avec la famille Binoche est ténu, il nous plonge au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, au cœur des batailles entre l’Angleterre, la France et les Provinces-Unies pour le commerce des épices. Un voyage qui nous fait naviguer de Roosendaal au Cap de Bonne Espérance, de là à l’Île de France (actuelle île Maurice), Pondichéry, Madras… Boulogne-sur-Mer et l’Île de Wight. Un pan d’histoire de l’Europe à travers la vie de Caroline Sanderus, avec en prime l’origine de la sardine qui avait bouché le port de Marseille.

Déniché par Peter Taylor, un article du Morning Post du 23 septembre 1870 nous apprend que « Monsieur et Madame Binoche et leur famille sont arrivés à Southampton et résident au South Western Hotel », situé « en face des docks et jouxtant la station de chemin de fer » comme l’indique la rétrospective consacrée à cet établissement luxueux dans le Daily Echo du 24 juin 2020, décrivant l’établissement comme l’hôtel « où séjournaient les riches et les puissants ». De quoi apaiser quelque peu les affres de la fuite précipitée depuis Paris.

Certains des passagers qui débarquent ce jour-là avaient déjà eu l’occasion de poser le pied sur les docks de Southampton : Peter Taylor a également retrouvé une liste de passagers en provenance du Brésil le 16 juillet 1852, dans laquelle figure Adolphe Binoche. Celui-ci travaillait alors à Rio de Janeiro depuis plus de cinq ans, il s’apprêtait à prendre la suite de son frère Jules à la tête de l’affaire de négoce de tissus et de café. Voyage d’affaires en Angleterre ? Possible.

Un autre article, publié dans le Morning Herald du 30 juin 1853, remercie le capitaine du RMS Tay1 pour son « comportement zélé et distingué [zealous and gentlemanly deportment] envers ses passagers ». Parmi les signataires, Jules Binoche et son inséparable ami Jules Boulte, le fabricant de montres.

Après quelques jours à l’hôtel, alors qu’Adolphe et son oncle Pierre ont trouvé à louer une maison à Anglesea Road et que Félix opte pour Latimer Street, les deux Jules prennent la direction de Bitterne Hill où un certain James Wigston loue le manoir qu’il y possède.

James Wigston ? Un amiral de la Royal Navy de 76 ans à la retraite, marié en 1833 à Boulogne-sur-Mer avec Mary Theodora Chalmers. Il a délaissé son manoir de Southampton pour s’installer de l’autre côté de la Solent, sur l’ile de Wight.

Mary Chalmers, l’épouse de l’amiral, est la fille de Caroline Sanderus et petite-fille de Jacob Cornelis Sanderus, né en 1729 à Roosendaal (voir les cartes en bas de page) dans les Provinces-Unies2, engagé comme soldat (illustration) dans l’armée de la VOC (Vereenigde Oostindische, Compagnie néerlandaise des Indes orientales), en poste au Kaap de Goede Hoop - le Cap de Bonne Espérance.

Ce poste avancé est un emplacement stratégique pour la sécurité des navires de la puissante compagnie entre l’Europe et les Indes orientales3. C’est là que Jacob Cornelis se marie, le 20 septembre 1761, avec Magdalena Wilhelmina van der Swijn née 19 ans plus tôt dans ce bout du monde.

Jacob Cornelis meurt le 12 septembre 1782 alors que Caroline n’a que 14 ans. Vingt mois plus tard, la veuve de Jacob Cornelis va marier sa fille à un militaire d’infanterie français.

Jean Paul de Grenier (portrait) est né à Montauban vers 1743, descendant d’une de ces familles de gentilhommes verriers du Sud-Ouest, de l’Ariège en particulier. Il apparait sur les tablettes sous le nom de Fonclar de Grenier quand il embarque à Lorient sur le Brisson à destination de l’Inde, où il a signé son engagement au Régiment de Pondichéry. Il débarque sur la cote de Coromandel le 7 août 1778. Deux semaines plus tard, l’armée anglaise entreprend le siège de Pondichéry, qui durera dix semaines. Dès le 22 août, Jean Paul de Grenier est nommé sous-lieutenant d’un bataillon de Cipayes (des soldats indigènes) à titre provisoire. Les Français capitulent le 17 octobre 1778. L’accord de capitulation prévoit l’échange de prisonniers, les Français étant autorisés à embarquer à Madras sur le Sartine, un navire commercial réquisitionné, pour rejoindre l’Île de France (actuelle Île Maurice). Il lève l’ancre le 14 juillet 1779.

Diverses versions circulent sur la suite. Il semble qu’en violation de l’accord de capitulation, le capitaine du Sartine fait relâche sur l’Île de France, mais poursuit sa route vers la France avec le régiment à son bord. Malgré le pavillon de trêve qu’il arbore (cartel flag) et lui permet en principe de ne pas essuyer le feu de l’ennemi, il est arraisonné par un navire anglais le 1er mai 1780 au large du Cabo de São Vicente (cap Saint Vincent, au sud du Portugal). Malgré la mort de son capitaine, il parvient tant bien que mal à faire relâche le 5 mai à Cadix afin de réparer les avaries, repart le 9 mai et enfin, atteint le port de Marseille le 19. La maladresse du capitaine de substitution fait échouer le Sartine à l’entrée du port : ce serait là l’origine de la légende de la sardine qui a bloqué le port de Marseille… Une galéjade qui ne nous dit rien cependant des conditions du mariage de Caroline Sanderus et Jean Paul de Grenier.

Elle au Cap de Bonne Espérance, lui entre les Indes Orientales et la France, comment se sont-ils rencontrés ? Le 16 mars 1781, le lieutenant Jean Paul de Grenier rembarque à Lorient avec son régiment de Pondichéry sur le Trois Amis, un navire de commerce prêté au Roi Louis XVI par les frères Admyrault, armateurs de La Rochelle. Le Trois Amis se joint à l’escadre du bailli de Suffren et débarque (nous y voilà…) le 2 août 1781 au Cap de Bonne Espérance pour renforcer la garnison hollandaise et éviter que les Anglais ne prennent cet établissement stratégique pour la navigation vers les Indes. L’officier Jean Paul de Grenier fait partie des 1667 hommes laissés sur place. Il y est encore le 3 décembre 1783, comme en témoigne un Mémoire pour une commission de sous lieutenant dans lequel Grenier « supplie Monseigneur le Ministre de la Marinne » (sic) de lui confirmer son grade obtenu à titre provisoire lors du siège de Pondichéry.

Le Français vient de dépasser la quarantaine, et ce Mémoire est peut-être formulé à la demande de la veuve de Jacob Cornelis Sanderus, qui veut avoir la garantie d’un parti honorable pour sa fille. Le mariage a lieu le 30 mai 1784, mais le couple ne rejoindra pas tout de suite Pondichéry aux mains des Anglais ; leur fille Thalie naitra sur l’Île de France en 1791, alors « chef-lieu » des établissements français à l’Est du Cap de Bonne Espérance puisque Pondichéry est toujours sous domination britannique.

Le deuxième enfant, un garçon prénommé Zenon nait en 1795 (Ile de France ? Pondichéry ?), et un autre, Fonclaire, fin 1796, à Pondichéry où le couple est enfin installé. Mais Jean Paul de Grenier disparait cinq ans plus tard fin octobre 1801, à 62 ans alors que sa femme attend leur troisième enfant ; Caroline Fanny de Grenier naitra le 20 avril 1802 à Pondichéry, déjà orpheline de père. Thalie, la fille aînée, sera baptisée en juillet 1805. Pour évoquer le père défunt, l’acte de baptême 4 évoque feu Monsieur Noble Chevalier Jean Paul Degrenier, Sieur de Fontclare, cy devant Capitaine au Régiment Pondichery 5.

Caroline a 33 ans au décès de Jean Paul de Grenier. Les Anglais se sont de nouveau rendus maitres de Pondichéry, c’est avec un lieutenant général de l’armée de Madras qu’elle va se remarier. Caroline est la parfaite synthèse des nations en guerre pour les richesses des Indes orientales : un père hollandais, un premier mari français, et maintenant un anglais en secondes noces. Mais cette fois Caroline n’a pas besoin de parcourir le quart du globe terrestre pour rejoindre ses nouveaux quartiers : John Marry Chalmers est affecté à Madras, l’actuelle Chennai, à 150 km au nord de Pondichéry.

Le mariage a lieu selon le rite de l’église anglicane à Palamcottah (aujourd’hui Palayamkottai), à 80 km au sud de Pondichéry, centre principal des missions chrétiennes dans le sud de l’Inde. Le témoin de Caroline est le capitaine Louis Delherme, capitaine d’une des compagnies de grenadiers du régiment Pondichéry. On imagine l’ambiance particulière entre officiers britanniques et français, alors que Pondichéry est sous domination anglaise et qu’en Europe, Napoléon applique le blocus continental pour priver la Grande-Bretagne de relations commerciales avec le continent.

Le couple Chalmers-Sanderus donne naissance en 1808 née aux Indes Orientales6 à une fille, Mary Theodora . John Chalmers sera décoré du Most Honourable Order of the Bath, le Très honorable ordre du Bain, troisième ordre de chevalerie britannique dans l’ordre de préséance6. (En illustration ci-dessus, la Croix de l’ordre du Bain). On apprend par les registres d’état civil de Montauban que Fonclaire de Grenier était en mai 1814 étudiant au collège de la ville, cependant le reste de la famille réside encore à Madras : Zenon n’a pas suivi son jeune frère en France, peut-être parce que d’une constitution plus fragile. Il meurt en tout cas dans la ville indienne en novembre 1816, à l’âge de 21 ans.

À l’automne 1817, Chalmers s’embarque pour Londres à bord du Marquis of Wellington de la British East India Company, (BEIC) un navire du type East Indiaman (illustration) spécialement conçu pour la compagnie qui a le monopole du commerce avec l’Inde. Le 4 mars 1818, le navire vient de passer le Pas de Calais, quand un énorme ouragan (a most tremendous gale of wind) brise deux de ses trois mâts et le drosse sur le rivage de Margate, à Mouse Sand, la dune de la souris. John Chalmers périt dans le naufrage.

Allait-il rejoindre Caroline et ses enfants partis s’installer en Europe dans le courant de cette année 1817, ou bien a-t-il laissé sa famille en Inde? De toutes façons, veuve une deuxième fois, Caroline va désormais vivre avec ses enfants sur le continent de ses ancêtres 8. Quand Fonclaire se marie en 1819, le registre de Montauban précise que sa mère, domiciliée à Londres, est alors en voyage en France, son consentement au mariage est confirmé par un acte signé d’un notaire de Boulogne. Selon toute vraisemblance, elle partage son temps entre Londres et Boulogne-sur-Mer, où de nombreuses familles anglaises ont un lieu de villégiature, ayant importé dans la cité française la mode des bains de mer. C’est à Boulogne que Caroline Chalmers née Sanderus décèdera en février 1835.

Le mariage de James Wigston avec Mary, la fille de Caroline et John Chalmers, s’est peut-être noué entre widows (veuves) autour d’une tasse de thé : le père de James est décédé en 1810, lui est âgé de 40 ans et il est temps que le capitaine de la Royal Navy (illustration) s’ancre dans la vie. Sa mère, la veuve Wigston, et la veuve Chalmers, mère de Mary (25 ans), qui selon notre hypothèse prennent le thé ensemble dans leurs salons de Boulogne, s’accordent sur le mariage. C’est en tout cas dans la British Protestant Chapel de la ville française que le mariage est célébré, le 24 juillet 1833.

Et à l’automne 1870, c’est donc ce James Wigston, nommé amiral à sa retraite après s’être engagé à 11 ans dans la Royal Navy (voir ci-dessous), qui loue sa propriété de Southampton aux familles Jules Binoche et Jules Boulte. Sa belle-mère Caroline avait vécu une douzaine d’années avec son mari français, installée à Pondichéry, puis après le décès de son second mari, elle avait quitté Madras pour partager son temps entre Londres et Boulogne-sur-Mer, où elle et sa fille Mary Chalmers ont dû entretenir leur français. Et n’oublions pas que l’épouse de l’amiral avait une demi-sœur et un demi-frère français, Caroline Mary et Fonclaire de Grenier, qui ont au moins moralement facilité la location du manoir de Bitterne Hill à leurs compatriotes.

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  1. RMS pour Royal Mail Service, la Tay étant le principal cours d’eau d’Écosse ↩︎
  2. « La révolte des provinces septentrionales des Pays-Bas, converties au calvinisme, contre le très catholique roi d’Espagne Philippe II, a éclaté en 1568. En 1581, sept des dix-sept provinces privent le roi d’Espagne de tous ses droits sur leur territoire. S’affirme ainsi la puissance de villes dépourvues de liens politiques antérieurs, ayant appartenu au comté de Flandres, fief du royaume de France jusqu’en 1482, ou au duché de Brabant, intégré au Saint-Empire. Elles sont unies à la fois par leur confession protestante et l’intérêt économique d’être débarrassées d’un État percepteur et interventionniste » (Géohistoire, Christian Grataloup, les arènes 2023) ↩︎
  3. Les Portugais, les premiers, avaient installé un poste relais au Cap de Bonne espérance pour ses navigateurs, mais sans peuplement. Les Néerlandais de la VOC y implantent une colonie en 1652. La population européenne est doublée en 1685 avec l’arrivée de 2000 huguenots français. Les Britanniques s’empareront de la colonie en 1798 (Grataloup,ibid). ↩︎
  4. En 1805 à Pondichéry, contrairement à la métropole, ce ne sont pas encore les autorités civiles qui tiennent les registres, mais toujours le clergé. (Voir note 8 infra)  – ↩︎
  5. D’après Peter Taylor, Thalie réside en 1822 à Boulogne sur Mer avec son mari John Charles Mayne et ses trois enfants, Voir infra note 7 pour Fonclaire et Caroline Fanny. ↩︎
  6. On continuait alors à désigner le sous-continent indien sous l’appellation Indes orientales. Une ville de naissance est bien indiquée sur l’acte de mariage de Mary Theodora, malheureusement non identifiée ↩︎
  7. L’ordre tire son nom de l’époque médiévale où la cérémonie d’adoubement comportait un bain symbolisant la purification. ↩︎
  8. Fonclaire de Grenier va vivre sa vie à Montauban.
    Caroline Fanny de Grenier, sa sœur, se marie avec un jeune compositeur belge talentueux, Jean Ancot, en août 1822 à Boulogne, où ils vont habiter. Madame Chalmers absente fait connaitre là encore son consentement par un acte passé par devant un notaire de Boulogne. Curieusement, on trouve dans les registres anglais la trace d’une première cérémonie de mariage entre les mêmes époux dans l’église anglicane de Saint Martin in the Fields à Londres le 20 avril précédent, sans autre explication. Sa mère avait sans doute assisté à cette première cérémonie. Jean Ancot décède à Boulogne en juin 1829, Caroline Fanny se remarie en juillet de l’année suivante avec un avocat de Tours, et décède à 31 ans, à Montauban, un an avant sa mère.
    – Quant à Mary Theodora Chalmers, on sait son destin avec James Wigston, sans toutefois connaitre la date de son décès. ↩︎
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